[Lecture] « Nous aurions tous à gagner d’une plus large représentation politique des personnes handicapées »

Publié le 27 septembre 2024 par Franck Seuret
Cyril Desjeux : « L'accession des personnes handicapées à des mandats exige un véritable changement de culture. Aujourd'hui, l'expression d'une vulnérabilité et d'une dépendance à l'autre reste souvent perçue comme une faiblesse. » ©Mathieu Delmestre

Pourquoi compte-t-on si peu de personnes handicapées occupant des fonctions politiques en France ? Seulement deux, par exemple, en situation de handicap visible – Sébastien Peytavie, en fauteuil roulant, et José Beaurain, non voyant –  parmi les 577 députés qui feront leur rentrée parlementaire, mardi 1er octobre. Auteur de Handicap au pouvoir, le sociologue Cyril Desjeux détaille les deux plafonds de verre auxquels elles se heurtent dans l’accès aux mandats électoraux et pourquoi il est important de les faire sauter.

Cyril Desjeux a mené plusieurs dizaines d’entretiens auprès de personnes handicapées ayant accédé à des responsabilités politiques. © DR

Faire-face.fr : Quel est le premier plafond de verre rencontré par les personnes handicapées dans l’accès à des fonctions politiques ?

Cyril Desjeux : Elles subissent un processus ségrégatif, en raison de leur appartenance à un groupe dit “minorisé”. Le même dont d’autres sont victimes en raison de leur origine, leur homosexualité ou leur genre. La dévalorisation liée aux représentations sociales et aux clichés que la société produit freine l’accès à certains espaces sociaux, à l’école, à l’emploi… mais aussi aux mandats politiques.

Ce plafond de verre ségrégatif existe pour tous les publics perçus de façon négative »

Ce plafond de verre ségrégatif existe pour tous les publics dits “minorisés”, c’est-à-dire qui ne sont pas forcément des minorités à proprement parler, comme les femmes, mais qui sont perçus de manière négative, voire stigmatisés.  Ils ne seraient pas capables de représenter l’ensemble des électeurs, d’exercer des responsabilités…

F-f.fr : Existe-t-il un autre plafond de verre spécifique au handicap ?

C.D : Oui, je le définis comme capacitaire car il est lié aux limitations fonctionnelles de ces femmes et de ces hommes. Qu’elles soient dues à des altérations des fonctions motrices, sensorielles, mentales, psychiques ou cognitives.

Certaines personnes en situation de handicap vont avoir besoin de davantage de temps pour se déplacer, d’une traduction pour comprendre ce qui se dit, de moments de répit pour gérer leur plus grande fatigabilité, etc. Cette contrainte organique, propre aux citoyens handicapés, s’ajoute à la contrainte sociale, qui concerne tous les publics minorisés.

Penser des modes d’organisation accessibles à tous »

F-f.fr : Comment briser ces deux barrières ?

C.D : Il faut compenser les limitations propres à la personne, en mettant à sa disposition, selon ses besoins, des personnes chargées de l’assister, des traducteurs LSF… Mais il est également indispensable d’agir sur l’accessibilité au sens large, c’est-à-dire une accessibilité qui ne se cantonne pas aux seules questions architecturales. Nous devons penser des environnements et des organisations qui permettent l’accès à tous.

Comment ? En organisant des réunions plus courtes et moins tardives, par exemple. Ou bien encore en remplaçant la distribution des documents imprimés en conseil municipal par l’envoi préalable de fichiers numériques aux mises en pages et au format accessibles à tous.

Aujourd’hui, le fonctionnement du monde politique repose sur la performance individuelle, la compétition… »

F-f.fr : N’est-ce pas utopique ?

C.D  : L’accession des personnes handicapées à des mandats exige un véritable changement de culture. Aujourd’hui, le fonctionnement du monde politique repose sur la performance individuelle, la compétition… L’expression d’une vulnérabilité et d’une dépendance à l’autre reste souvent perçue comme une faiblesse.

Laisser une place à des candidatures de femmes et d’hommes en situation de handicap demande de développer et de promouvoir l’écoute, l’attention aux besoins de l’autre… Autant de vertus qui permettraient de développer des attitudes plus sensibles et plus soucieuses des conséquences, pour autrui, des décisions prises. Nous aurions tous à gagner d’une plus large représentation politique des personnes handicapées.

La non-éligibilité des personnes sous tutelle ou curatelle constitue un déni de démocratie »

F-f.fr : On en est loin puisque la loi interdit à certains majeurs protégés d’être éligibles. Faut-il la faire évoluer ?

C.D  : Tout le monde devrait pouvoir jouir des mêmes droits. La non-éligibilité des personnes sous tutelle ou curatelle constitue un déni de démocratie. C’est aux électeurs de décider qui ils souhaitent élire. Et puis c’est illogique d’accorder l’éligibilité aux personnes sous habilitation familiale mais pas à tous les majeurs protégés.

F-f.fr : Si la loi change, que se passerait-il si une personne polyhandicapée était élue ?

C.D  : Cela reste quelque chose de l’ordre de la fiction. Mais si on essaie d’ancrer cet imaginaire dans le réel, on peut penser qu’elle ne se serait pas en capacité d’exercer totalement son mandat. Il faudrait donc sans doute qu’un membre de sa famille ou un collectif la représente. Ce ne serait pas forcément son tuteur, qui resterait son représentant légal, mais un tiers de confiance, qu’on pourrait appeler son relais citoyen.

Dans les faits, celui qu’on élirait, c’est ce relais citoyen, mais en qualité de représentant de la personne, et avec elle. Le candidat polyhandicapé devrait donc être impliqué dans la campagne, les réunions, les prises de décision… Essentiel parce que sa mise en visibilité pourrait potentiellement jouer sur la manière dont les électeurs et les autres élus agiraient, sur la manière dont ils se positionneraient.

Les élus handicapés n’ont pas forcément d’effet transformateur ou subversif »

F-f.fr : Les personnes handicapées qui exercent un mandat politique contribuent-elles toutes à changer la manière de faire de la politique ?

C.D : Non, elles n’ont pas forcément toutes d’effet transformateur ou subversif. Il n’y a rien de mécanique. Le fait d’être en situation de handicap ne prémunit pas de se conformer aux modèles normatifs en vigueur.  Ces élus peuvent êtres, eux aussi, principalement animés par l’ambition personnelle et la recherche du pouvoir. L’ancien député et ministre des Solidarités Damien Abad est l’exemple même  d’un élu handicapé qui n’a pas du tout modifié le fonctionnement politique de l’intérieur.

Limiter le rôle d’un élu handicapé au handicap, c’est extrêmement réducteur de ce que peut être cette personne dans ses différents rôles sociaux et son identité »

F-f.fr : Dans votre livre, des élus handicapés disent important de ne pas rester cantonnés à des responsabilités électives liées au handicap. Mais, en même temps, qui, plus qu’une personne handicapée, est légitime sur ce sujet ?

C.D : Ce paradoxe ne concerne pas que les candidats handicapés. Prenez le cas des écologistes, par exemple, qui revendiquent d’autres responsabilités que l’écologie et auxquels certains reprochent de ne plus assez s’occuper d’écologie.

Limiter le rôle d’un élu handicapé au handicap, c’est extrêmement réducteur de ce que peut être cette personne dans ses différents rôles sociaux et son identité. Elle a aussi suivi telle formation, a exercé telle activité, a pratiqué tel sport… Cela étant dit, si c’est vraiment son choix, pourquoi pas. Même si on sait les difficultés qu’il peut y avoir à sortir d’un conditionnement social qui vous enferme dans le handicap.

F-f.fr : Mais tant que les élus en situation de handicap seront si peu nombreux, n’y a-t-il pas une certaine logique à ce qu’ils se saisissent de ce sujet ?

C.D : Être en situation de handicap participe d’une certaine légitimité sur ce champ. Mais ce n’est pas parce qu’une personne est en fauteuil ou aveugle qu’elle est en capacité de représenter toutes les situations de handicap. Par ailleurs, le fait d’exercer d’autres responsabilités – la jeunesse, la culture… – va permettre d’instiller des choses relatives au handicap, comme l’accessibilité pour toutes et tous –  dans ces domaines-là. Les deux stratégies ont leur propre logique et leur propre utilité.

Le handicap au pouvoir, Cyril Desjeux, Pug, 145 pages, 22 €

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