Faut-il changer la loi autorisant la stérilisation des femmes handicapées ?
En France, le juge des tutelles a le droit d’autoriser, après consultation d’un comité d’experts, la stérilisation des personnes handicapées qui ne sont pas en capacité d’exprimer leur volonté dès lors que les autres méthodes de contraception sont contre-indiqués ou inefficaces. Des militantes réclament l’interdiction de ces interventions alors que certains professionnels plaident pour le statu quo.
Interdire la stérilisation forcée au sein de l’Union européenne ? C’est une mesure qui semble tomber sous le sens. Aussi étonnant que cela puisse paraître, elle n’est pas encore en vigueur… mais elle figure dans une proposition de directive sur la lutte contre les violences à l’égard des femmes, en cours de discussion entre le Parlement européen et les États membres. Dans le viseur, notamment, les stérilisations forcées de femmes handicapées.
Le Forum européen des personnes handicapées (FEPH) a en effet établi qu’elles sont légales dans 14 pays membres*. La France ne figure pas sur cette liste noire. « Mais sa législation n’est pas pour autant suffisamment protectrice », regrette Marie Rabatel, la présidente de l’Association francophone de femmes autistes (Affa).
La stérilisation possible en cas de contre-indication ou d’inefficacité de la contraception
Que dit donc l’article L 2123-2 du code de la santé publique, introduit en 2001 par la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse ? C’est lui qui régit la stérilisation pour les femmes et les hommes ayant des déficiences intellectuelles et placés sous tutelle ou curatelle (les majeurs protégés). Précision importante, cette intervention chirurgicale est interdite sur tout mineur.
La ligature des trompes, chez les femmes, ou des canaux déférents, chez les hommes, dans un but de contraception définitive n’est envisageable que lorsque le recours à toute autre forme de contraception (pilule, stérilet, etc) n’est pas possible. Soit parce qu’il existe « une contre-indication médicale absolue » aux différentes méthodes existantes ou qu’il est « impossible de les mettre en œuvre efficacement ».
Un comité d’experts pour éclairer le juge des tutelles
C’est le juge des tutelles qui prend la décision, après avoir été saisi par le représentant légal, les parents voire la personne elle-même. Cette dernière est « apte à exprimer sa volonté » ? Le magistrat devra alors lui donner « une information adaptée à son degré de compréhension » et lui demander si elle y consent. Au cas où elle refuse la stérilisation, le juge a l’obligation de respecter sa décision.
Dans tous les cas, il devra entendre les parents ou le représentant légal. Surtout, il est tenu de recueillir l’avis d’un comité d’experts. Ces gynécologues, psychiatres et représentants d’usagers… apprécieront la justification médicale de l’intervention et ses risques ainsi que ses conséquences. Cette procédure correspond peu ou prou aux recommandations que le Conseil national consultatif d’éthique avait formulées en 1996.
Un large éventail de méthodes contraceptives
« Mais où commence l’inaptitude à exprimer sa volonté ?, interroge Marie Rabatel. C’est flou. Et lorsque le juge considère qu’une personne n’est pas apte, il pourra donner son accord à une demande de stérilisation formulée par ses parents ou son tuteur. Légalement, il ne s’agit pas d’une stérilisation forcée, qui constitue un crime contre l’humanité. Mais cela y ressemble puisqu’on ne sait pas quel est l’avis de la femme ou de l’homme concernés ! »
Pour elle, cette issue est d’autant plus inacceptable qu’il existe aujourd’hui un large éventail de méthodes de contraception. Cette femme n’est pas en capacité de prendre sa pilule chaque jour ? Alors elle pourra éventuellement se faire insérer, sous la peau, un implant qui libère en continu pendant trois ans des hormones supprimant l’ovulation. Ou se faire poser un stérilet au cuivre dans l’utérus, qui rend les spermatozoïdes inactifs.
« Il existe des contre-indications médicales à chacun des modes de contraception existants, tempère Isabelle Derrendinger, la présidente du Conseil-national de l’ordre des sages-femmes. Certes, il est rare qu’une personne cumule toutes ces contre-indications mais cela peut arriver. »
Près de deux saisines du comité d’experts par an en île-de-France
Combien de stérilisations ont lieu chaque année ? Aucune donnée nationale n’est disponible. En île-de-France, le comité d’experts a été saisi onze fois entre 2014 et 2022 (mais pas durant la crise sanitaire). Soit quasiment deux fois par an en moyenne. Cette région pesant pour 18 % de la population française, il y aurait donc, à l’échelle nationale, environ dix demandes de stérilisation formulées auprès des juges des tutelles chaque année. La plupart aboutissent.
À ces stérilisations légales, il faut ajouter celles qui passent au travers des mailles du filet réglementaire. Il est en effet fort probable que des ligatures des trompes soient effectuées directement par le gynécologue sur des femmes sous tutelle ou curatelle, à la demande des familles, sans passer par le juge.
« Tous les professionnels ne connaissent pas la réglementation spécifique existant pour ces majeures protégées », avance le coordinateur d’un comité d’experts, qui a requis l’anonymat.
Au final, les stérilisations de personnes handicapées resteraient toutefois bien moins fréquentes qu’avant l’adoption de cette législation en 2021. Un rapport de l’Igas, en 1998, avait établi leur nombre à 211 chez les femmes et 15 chez les hommes en 1996. Pourtant, paradoxalement, cet acte chirurgical était illégal sur tout patient, handicapé ou pas, mais sa pratique semblait « presque tolérée ».
« Un cadre réglementaire qui infantilise les femmes handicapées »
Cette mission avait débouché, trois ans plus tard, sur l’adoption d’un nouveau cadre légal. La loi de 2001 a autorisé la stérilisation à visée contraceptive pour les personnes majeures qui le souhaitent. Et elle a instauré ces dispositions protectrices spécifiques pour les personnes déficientes mentales protégées. « Il faut désormais aller plus loin », martèle Marie Rabatel.
« Il n’est pas acceptable de stériliser une femme qui n’est pas en mesure d’y consentir, insiste Béatrice Idiard-Chamois, sage-femme fondatrice et responsable de la consultation gynécologie handicap mental, moteur et sensoriel à l’Institut mutualiste Montsouris. Cette intervention constitue une violence et, comme toute violence, elle est susceptible d’avoir des conséquences traumatiques. »
« On ne peut pas laisser perdurer un cadre réglementaire qui infantilise les femmes handicapées en donnant à leurs proches le pouvoir de demander d’intervenir sur leurs corps, dans ce qu’il a de plus intime, approuve Julia Tabath, la secrétaire de l’association Ch(s)oses, qui milite pour le droit à une vie, affective et sexuelle. Dès lors qu’une femme n’a pas la capacité d’exprimer son consentement ou son opposition à la stérilisation, alors le juge ne doit pas donner suite à cette demande. »
L’Onu demande d’« interdire la stérilisation des femmes handicapées qui n’en expriment pas la volonté »
Pascale Ribes, la présidente d’APF France handicap, demande, elle aussi, la modification de cette disposition de la loi de 2001, « contraire aux articles 6, 15 et 17 de la Convention internationale des droits des personnes handicapées. La stérilisation des personnes handicapées ne devrait pouvoir être envisagée que si l’intéressée en formule explicitement la volonté ou si sa vie est en danger. C’est une évidence et pourtant… »
Pour Marie Rabatel, le Gouvernement doit tout simplement suivre la recommandation du Comité des droits des personnes handicapées (CDPH) des Nations Unies. En septembre 2021, il a demandé au Gouvernement français d’« interdire la stérilisation des femmes handicapées qui n’en expriment pas la volonté. Y compris à la demande des membres de la famille, des tuteurs (…) ou avec le consentement de tiers. »
Le devoir de préserver la santé des majeurs sous tutelle
Pour d’autres, cette approche basée sur les droits des personnes handicapées à disposer de leur corps se heurte à une limite : le devoir qui s’impose aux proches de prendre des décisions visant à préserver la santé de ces majeurs protégés dès lors qu’ils ne sont pas en capacité d’exprimer leur volonté. « Dans ce cas, et seulement dans ce cas, la responsabilité du comité d’experts est de procéder à une analyse bénéfices/risques », explique ce coordinateur de comité d’experts.
Et de donner un exemple vécu. Celui d’une femme pour laquelle la prise d’hormones entraîne des risques de thrombose artérielle (infarctus, AVC…) et chez laquelle la pose d’un stérilet en cuivre ne peut se faire que sous anesthésie générale car elle ne reste pas immobile sur la table d’examen. « Est-il plus indiqué pour elle de subir cette anesthésie générale tous les cinq ans ou d’être stérilisée ? Voilà la question qui se pose très concrètement. »
Les violences sexuelles, au cœur du problème
La troisième alternative serait de renoncer à une méthode contraceptive. « Nos experts prennent aussi en compte les risques, réels, qu’ont les femmes handicapées de subir des violences sexuelles, en établissement ou ailleurs, et donc de subir une grossesse non désirée. Surtout si cette dernière est susceptible d’être à risque », ajoute le coordinateur.
« La stérilisation ne peut pas être une réponse à cette triste réalité, s’indigne la sage-femme Béatrice Idiard-Chamois. Cela ne règle rien au problème de fond, ni au traumatisme personnel de la femme violée, si ce n’est que cela tranquilise les établissements et les familles de savoir qu’en cas de viol, il n’y aura pas de grossesse ! »
« C’est là, le cœur du sujet, résume Marie Rabatel. On ne peut pas traiter la question de la contraception des femmes handicapées sans s’attaquer à ce qui, souvent, la justifie : les violences sexuelles auxquelles elles sont malheureusement surexposées. »
* L’Autriche, la Bulgarie, la Croatie, Chypre, le Danemark, l’Estonie, la Finlande, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, Malte, le Portugal, la République tchèque et la Slovaquie.
À lire aussi
Vos avantages :
- Magazine téléchargeable en ligne tous les 2 mois (format PDF)
- Accès à tous les articles du site internet
- Guides pratiques à télécharger
- 2 ans d’archives consultables en ligne
1 commentaire
Très bon article Franck ! Merci beaucoup. C’est en effet une pratique contraire à la convention internationale relative aux droits des personnes handicapées.
Si la stérilisation des femmes handicapées est très encadrée par la loi depuis 2001, elle n’est pas interdite. Autrement dit en France il est possible de porter atteinte à l’intégrité physique des femmes en situation de handicap contre leur volonté (stérilisation forcée)
Peut-on tolérer encore une telle pratique ? Contraire à l’article 6 de la CIDPH, à l’article 15 et à l’article 17 sur la protection de l’intégrité de la personne
La stérilisation des personnes handicapées (de même que leur mise sous contraception) ne devrait pouvoir être envisagée que si la vie de l’intéressée est en danger ou si l’intéressé(e) en formule explicitement la volonté). C’est une évidence et pourtant…il reste encore bcp à faire